Continuons dans l’exploration des ouvrages qui abordent la question du consentement. Dans Céder n’est pas consentir, Clothilde Leguil, psychanalyste et philosophe, propose une lecture intime de l’acte de consentir et s’efforce au fil des pages d’éclairer la zone sombre qui sépare « céder » et « consentir », bien à rebours de l’adage « Qui ne dit mot consent. ». Belle exploration, subtile, sombre, libératrice. Une lecture classique aussi, que complèteraient bien les écrits sur la place du corps dans le consentement et le modèle de la Roue du Consentement de Betty Martin grâce à sa vision étendue et plus active du consentement. Cet article est un peu long, si vous êtes pressés, voici un lien vers les points qui m’ont le plus marqués.
Le « nous » de la révolte
L’ouvrage s’ouvre sur la lutte collective actuelle autour de #MeToo qui expose l’instrumentalisation du corps des femmes au service de la jouissance de l’autre. En montrant l’importance du « nous » de la parole collective, elle invite à revenir à l’écoute du « je » de l’expérience individuelle que le « nous » ne pourra jamais véritablement retracer. Elle met en avant Le Consentement de V. Springora et La Familia Grande de C. Kouchner comme deux exemples de paroles de non-consentement qui ont eu besoin de temps avant de s’exprimer comme pour mieux montrer que la question du consentement est opaque, obscure, et demande du temps pour se clarifier. Surtout dans ces situations où comme le pose V. Springora « Comment admettre qu’on a été abusé quand on ne peut nier avoir été consentant, (…) quand on a ressenti du désir ? » (p. 20).
Clotilde Leguil entame une exploration de ce qui sépare le consentement et le forçage du consentement et l’éclair de l’apport de la psychanalyse.
L’énigme du consentement
« Le consentement n’est pas de l’ordre du savoir ; il est de l’ordre d’une foi dans la rencontre avec un autre qui a un savoir que je n’ai pas. » p 32
« Consentir » c’est « un accord avec mon corps ému par l’autre ». Consentir pour Clotilde Leguil est alors prendre un risque, un acte d’amour, de confiance en l’autre. C’est accepter de ne pas avoir la maîtrise. C’est aussi pourquoi refuser de consentir à son désir revient parfois aussi à se refuser quelque chose à soi-même, à son corps.
« Le consentement est l’envers du rejet de l’autre, de la méfiance, de la non-reconnaissance » p37
Pour bien le comprendre, l’auteur fait un détour par le « consentement éclairé » exigé dans le monde médical. Le patient doit consentir aux actes de soins, mais il est clair qu’il ne comprend jamais vraiment ce à quoi il consent, du fait même que l’issue n’est pas toujours connue. C’est parce qu’il y a un doute que le consentement est exigé. On pare d’un semblant de décision rationnelle ce qui ne peut être qu’un acte de foi. Cela vient combler le déficit de confiance réciproque entre le personnel médical et les patients…
Ce n’est pourtant pas dans la raison que l’on peut chercher les racines du consentement, mais dans l’intime de chacun. Dans cette exploration intérieure, qui nous fait ressentir l’accord ou le désaccord avec ce qui est proposé.
Entre « céder » et « consentir », une frontière
« Céder et consentir sont très proches dans la langue française. » (p39)
« D’un point de vue comportemental, céder et consentir se ressemblent. » (p46)
Pourtant, la frontière est essentielle, nous dit Clotilde Leguil, pour pouvoir reconnaître le traumatisme sexuel et le traumatisme psychique et la violence que constitue le forçage du consentement.
Dire oui à quelque chose, au début n’empêche qu’autre chose a pu arriver, à laquelle nous n’avons pas dit oui et à laquelle nous n’avons pu, su dire non. Comme l’engrenage du burn-out. Comme une relation qui sort de son cadre initial. La « surobéissance » (concept emprunté à F. Gros, Désobéir, 2017) nous amène à nous soumettre à ce que nous ne voulons pas. Une instance en nous, le Surmoi, nous commande de continuer là où nous sommes engagés et le risque alors est fort de brouiller la frontière entre céder et consentir.
« Ne plus s’autoriser à penser, ne plus avoir la moindre confiance en ce que l’on ressent, ne plus écouter les signaux du corps qui disent le malaise silencieux, l’angoisse, parfois le dégoût, mais obéir et chercher à faire toujours mieux. (…) Un jour, le noir total. Où suis-je ? » (p44)
Céder, ici, n’est pas consentir.
L’auteur rappelle également comment l’effet de sidération rend muet face aux tentatives de forçage. Le traumatisme se produit dans un silence qui ne peut se dépasser. « Le langage est comme court-circuité ». Après l’outrage, le silence restera pesé sur l’acte, par pudeur et parce que le langage reste bloqué. L’infraction reste dans le corps, indicible.
Le consentement intime et politique
L’auteur fait ici un détour par le consentement politique, le consentement au contrat social qui permet à la société de tenir comme un groupe organisé.
Cela lui permet d’aborder la différence entre le droit et la force.
« La notion de consentement située à l’origine du pouvoir politique équivaut donc à une exclusion de l’exercice de la force » (p54)
Le contrat social devrait exclure le recours à la loi du plus fort. Toutefois, là aussi le pouvoir peut être capturé par certains qui continuent d’exiger l’obéissance à la règle. Le consentement initial est alors instrumentalisé.
« Le Consentement qui est affirmation, et choix, acceptation et reconnaissance, se retourne dès lors contre le sujet lui-même pour devenir soumission et démission » (p61)
La description du traitement du consentement par les régimes totalitaires, à partir de l’exemple de 1984 (G. Orwel, 1972), montre la manipulation de la psyché pour obtenir l’adhésion du sujet à sa soumission.
« Le brouillage de cette frontière entre « consentir » et « céder » est le propre du régime totalitaire. » (p64)
En deçà de consentir, « se laisser faire »
L’auteur fait une fine exploration du terme de « se laisser faire » pour en montrer au moins 3 degrés et la différence de dosage de « consentement » que chacun contient
« se laisser faire » qui s’accorde avec un choix du sujet (celui de la passion amoureuse) : on s’offre à l’autre, dans une « passivité momentanée », on jouit de l'action du corps de l’autre.
« se laisser faire » qui provient d’une question du sujet qui veut mieux comprendre ou savoir où en est le désir de l’autre, savoir où ça ira.
« se laisser faire » qui contredit le désir du sujet : dans l’effroi, le sujet n’est plus en mesure de consentir ou pas. On entre alors dans le monde du trauma.
« Céder sur »
S’appuyant sur Lacan, Clotilde Leguil introduit cette notion de « céder sur son désir ». Non pas comme on cède "à " la tentation, mais « lâcher « sur » son désir, l’abandonner, y renoncer, l’oublier et tenter de l’enterrer. » (p89) A partir du moment où le sujet cède sur son désir, alors il n’agit plus en connexion avec son envie profonde, sincère, réelle.
Avec Lacan, elle nous invite à bien distinguer « désir » et « pulsion » qui exige la jouissance.
La pulsion vers la jouissance, paradoxalement, peut nous détourner du chemin qui mène à la réalisation du désir. « Ne pas céder sur son désir c’est en somme ne pas céder à la pulsion », à cette partie de soi qui ne refuse d’aller dans le sens de la vie, dans le sens de notre désir. Une partie de soi qui consent à ce qui n’est pas bon pour la réalisation de notre être… Mystère de la psychanalyse…
Piste intéressante pour écouter autrement le débat en soi qui nous refuse d’aller vers le bon et nous guide vers le renoncement, vers la soumission au désir de l’autre, peut-être par angoisse d’être aimé, ou par impossibilité de se défaire de l’emprise de l’autre qui a trouvé un allié dans cette partie de moi fascinée par la destruction de mon propre désir.
C’est aussi la pulsion qui amène certain à chercher l’anéantissement de l’autre, à jouir de l’autre surtout sans son consentement.
Rester à l’écoute de son désir et lui faire de la place demande du courage, quand l’entourage et une part de notre intérieur voudrait nous voir nous soumettre.
Voici deux passages que j’ai trouvés très beaux sur le désir l’importance de l’écouter :
Le désir pousse « à la réalisation de son être », parle « pour réveiller [le sujet] à lui-même. ». « Le désir procure un point d’appui au sujet pour définir son être et lui permet d’apercevoir ce qu’il veut vraiment, ce à quoi il tend pour lui-même. (…) Rien ne peut justifier d’écraser le désir car le désir ne nuit pas mais fait surgir de la vie. Pourtant, quelquefois, pour se conformer aux impératifs rencontrés dans la vie en société – faire comme les autres, ne pas déplaire, se soumettre, se conformer, obéir -, le sujet fait passer le désir à la trappe. Il faut donc parfois avoir le courage de désobéir et ne pas redouter de perdre l’amour de l’autre, son intérêt, son regard, pour faire de son désir un bien suprême.» (pp101-102)
« Car sans le désir, l’existence est douloureuse. Il ne faut pas le négliger, c’est-à -dire qu’il faut l’écouter. Être attentif à son désir, c’est avoir le courage de faire une place à son murmure, à son chuchotement, à son message en pointillé. Le désir ne commande pas, ne vocifère pas, ne se fait jamais hurlement. Il s’énonce à demi-mot, il se fait présent en sourdine, discrètement, comme pour dire au sujet concerné : « je suis là ». « Veux-tu de moi ? » « Veux-tu venir me chercher ? « Veux-tu une existence selon ton désir ou veux-tu te conformer à tout le reste, à ce que veut la société, à ce que valorisent les autres, à ce qui s’obtient aisément en se soumettant et en s’adaptant aux normes de la vie anonyme et standardisée, à ce qu’on attend de toi, à ce qui semble le bien des autres ? Le désir me dit toujours : « Au fond, que veux-tu ? » (p94)
Céder à ...
Dans ce chapitre, Clotilde Leguil va un pas plus loin dans l’analyse du traumatisme lié à l'agression, au fait de croiser une personne qui ne sait pas freiner sa pulsion et cherche à l’assouvir en dépit de notre non-consentement. Avec Lacan, elle reprend les définitions de la peur, de l’angoisse, de l’effroi. Et insiste sur le silence, le « figement » qui entoure le trauma.
Je regrette ici qu’elle ne s’appuie pas du tout sur les recherches en neurosciences ou la pratique clinique autour du trauma (voir mon article sur Le corps n’oublie rien, Bessel van der Kolk, 2014). En effet, si la description est juste, si les pages sont belles, elles s’enrichiraient des connaissances actuelles sur le fonctionnement du système nerveux qui gouverne nos états et notre capacité à communiquer en situation de stress ou après un traumatisme. Notamment quand elle aborde les traumas de guerre.
Consentement à être autre à soi-même
A l’approche de la fin de l’ouvrage, l’auteur revient aux relations amoureuses et à l’invitation à céder à la « féminité » vue par Lacan comme « dessaisissement », « déprise de soi », « façon de se jeter dans l’aventure dont on ne connaît par les tenants et les aboutissants mais qui nous fait nous sentir plus vivants », enfin comme « choix intime et vibration corporelle ». L’auteur rapproche alors la féminité du consentement. Consentir, selon elle, c’est tout ça aussi. Ouverture à la surprise, à la jouissance, à l’amour. C’est la partie que l’on méconnaît et qui s’éveille dans le désir sexuel, dans le désir de l’autre et qui est alors un consentir, un cum-sentire, un sentir-avec son propre corps, « éprouver dans son corps comme un plus de vie ». On en revient à ce premier « se laisser faire » de la jouissance et du plaisir.
« Eprouver ce désir, qui est désir de l’autre et désir d’être désirée aussi, ce n’est pas se soumettre ou s’aliéner, mais prendre le risque de consentir à cet émoi qui me rend étrangère à moi-même. » p185
CONCLUSION
A titre personnel, voici les points que je retiens le plus de cette lecture :
Le concept de « surobéissance », emprunté à Frédéric Gros (Désobéir, 2017). Où comment on peut se retrouver à faire du zèle d’obéissance, à en faire plus, pour oublier qu’au départ, on ne voulait pas. Comme cet acharnement qui mène au burn-out…
Le rôle du Surmoi, cette instance psychique qui internalise la règle et qui peut se retrouver à lutter contre notre propre élan de désir. Le désir est ici compris comme l’élan de vie qui nous anime, comme l’aspiration de l’être (et non comme la jouissance à tout prix). Par conformité, par peur, par volonté absolue de respecter la règle, le surmoi et son lot de voix internes jugent, freinent, voire empêchent l’élan de se concrétiser. En soi, une instance serait donc aux commandes pour trahir notre désir profond. Reste à se rendre plus à l’écoute encore du désir qui « me dit toujours : « Au fond, que veux-tu ? » ».
L’idée de ne pas « céder sur son désir ». De ne pas enterrer cet élan qui traduit mon aspiration intime, surtout pas pour se conformer au désir de l’autre ou des autres. « Céder sur son désir, c’est finalement se trahir soi-même. C’est céder sur son être. » (p90) Inspirée par Lacan, l’auteur nous invite à une éthique personnelle respectueuse de la vie qui s’exprime en nous.
L’écart entre la place centrale faite au corps dans l’analyse du traumatisme et l’absence de considérations physiologiques ou de recours à la connaissance actuelle sur le fonctionnement cérébral et nerveux dans les situations d’agressions et les séquelles post-traumatiques. Très peu est dit sur l’état concret du corps et la relation entre le corps, la parole et la guérison. Je regrette que cet acteur essentiel de l’expression du consentement, de la jouissance et de la guérison soit peu abordé, mais cela tient certainement à l’angle initial : aborder le consentement par la psychanalyse, mère des thérapies par la parole.
La validité du modèle de consentement de Betty Martin (non abordé dans le livre) qui permet de dépasser la vision du consentement comme « remise au désir de l’autre ». Le livre est en effet construit sur cette proximité classique entre « consentir » et « laisser faire ». C’est l’apport majeur de Betty Martin d’envisager le consentement plutôt comme un choix. Un élan qui nécessite de se mettre à l’écoute du corps qui a la capacité d’exprimer son désir. Le consentement peut être sincère s’il habite régulièrement 4 postures du désir et du plaisir :
Se rendre au désir de l’autre et éprouver le plaisir de se laisser faire, de se sentir désiré·e, sans être responsable de rien, lâcher prise… en restant en veille sur le respect de ses limites personnelles.
Prendre du plaisir par le corps de l’autre auquel ce dernier me donne accès, oser profiter du corps de l’autre, avec la griserie de savoir l’autre consentement, se sentir vu et accueilli dans son désir intime.
Recevoir de l’autre le toucher précis que l’on désire. Recevoir parfaitement le cadeau de l’attention, de la caresse, de la présence dédiée de l’autre. Se sentir mériter tant de bons soins et oser demander à recevoir, oser ajuster le geste de l’autre, pour que celui-ci corresponde vraiment à ce qui nous fait vibrer, sans jamais abandonner son plaisir au prétexte d’être gentil et de ne pas vouloir « gêner l’autre ».
Offrir ses mains, son attention, ses gestes, ses caresses, pour le plaisir de l’autre, non comme préliminaires ou pour recevoir en échange, juste offrir, parce qu’on est heureux de contribuer au plaisir de l’autre. Cela sans sacrifice, en restant conscient de nos propres limites pour ne donner que de bon cœur, sans arrière-pensée, parce qu’on sait que, par ailleurs, on a les moyens de recevoir ou de prendre du plaisir.
Ce modèle est construit sur deux questions fondamentales :
« Qui fait l’action ? »
« Pour qui est l’action ? » c’est-à -dire, qui en est le bénéficiaire ?
Ce modèle fonctionne car il repose sur l’écoute du ressenti intime, la communication authentique et le consentement, comme respect de l’élan et des limites personnelles.
Pour en savoir plus sur ce modèle :
· Télécharger le modèle de la roue du consentement
· Visiter le site de la School of Consent et les vidéos de Betty Martin (en anglais)
· Participer aux ateliers de l’Oasis Tactile qui s’appuie sur ce modèle.
Pour tout renseignement ou proposition de travail en partenariat, contactez-moi au 06.50.31.36.20 ou admin@oasistactile.fr
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