Magali
DESOBEIR (Frédéric Gros, 2017)

Superbe lecture, autant pour le style, l’engagement que la réflexion sur soi dont on ne peut faire l’économie ! Pour celles et ceux qui s’interrogent volontiers sur les rapports de force dans les relations (personnelles ou institutionnelles), qui ne sont pas toujours d’accord, mais se demandent dans quelle mesure il est juste ou égoïste de désobéir, ou qui s’interrogent sur leur propre courage ou capacité à avoir un impact et partant sur l’utilité de la contestation, ce livre est une sérieuse aide pour penser et une franche invitation à agir.
F. Gros pose avant tout la question de l’obéissance « Pourquoi ne se révolte-t-on pas plus dans ce monde où les raisons ne manquent pourtant pas ? » (injustices sociales, dégradation de l’environnement…) puis explore les postures de désobéissance.
Pourquoi désobéir ? Il suffit d’ouvrir les yeux. La désobéissance est même à ce point justifiée, normale, que ce qui choque, c’est l’absence de réaction, la passivité. (p17)
Ce livre aide à « comprendre à quel point désobéir peut être une victoire sur soi, une victoire contre le conformisme généralisé ».
A l’heure où les décisions des « experts » s’enorgueillissent d’être le résultat de statistiques anonymes et glacées, désobéir, c’est une déclaration d’humanité. (p19)
Dans le cadre de l’Oasis Tactile, ce qui m’a amené à lire ce livre, c’est que l’auteur redéfinit l’ensemble des postures d'opposition, de son absence (la soumission) à la dissidence, en passant par le consentement. Dans un prochain article, je discuterai sa définition, traditionnelle et historique, pour la mettre en regard du courant dont je me réclame, celui de Betty Martin, créatrice de la Roue du Consentement.
Petit sommaire
Cet article est assez long, voici le sommaire pour y naviguer plus facilement :
Infographie de synthèse
Cette infographie reprend les principaux concepts abordés. Synthèse utile et qui vous donnera peut-être envie d'approfondir avec cet article ou le livre directement ;-)

Renversement des monstruosités
Désobéir, c’est manifester une part en soi d’animalité rude et stupide. (p30)
L’auteur démarre en rappelant combien l’acte de désobéir est mal vu. « La désobéissance divise. » C’est parce qu’il est trop lourd de vivre séparés, seuls, que les hommes préfèrent obéir à un autre, se rassemblant ainsi en groupe rassurant. La liberté n’est pas tant désirée que la sécurité.
La nature de l’homme serait aussi sauvage, brutale et aurait besoin d’être canalisée, domestiquée. Il faut apprendre à obéir car « Si c’est l’animalité en nous qui nous fait désobéir, alors obéir, c’est affirmer notre humanité. » (p31) C’est le rôle de l’école. Quel est le risque toutefois de voir cette éducation faire germer en nous la « résignation politique », l’acceptation de loi avec lesquelles nous ne serions pas d’accord ?
Ainsi, au XXe siècle, pour la première fois, des hommes ont été condamnés pour avoir obéi. Des nazis ont été condamnés pour avoir été des « monstres d’obéissance ». Être résistant, désobéir est à cette époque une preuve d’humanité dans ce système d’obéissance automatique aux ordres monstrueux. Renversement des monstruosités.
La perspective de l’auteur pour mener son analyse n'est pas la psychologie individuelle ou le rôle du groupe, mais l’éthique individuelle : le rapport de soi à soi « depuis lequel on s’autorise à accomplir telle chose, à faire ceci plutôt que cela. » (p37)
Obéir, désobéir, c’est donner forme à sa liberté. (p40)
Découvrons ensemble les différentes postures...
Soumission
La soumission, c’est quand il est impossible de faire autrement. C’est une obéissance de pure contrainte, on est prisonnier d’un rapport de force. (p41)
Qu’est-ce qui nous empêche de faire autrement ? La sanction de la rébellion est trop élevée (la mort ? la misère ?), l’individu est pris dans un rapport de force violent, ou ne s’appartient plus (l’esclave « appartient » à un autre). Dans ce cas, on agit certes, mais par et pour la volonté d’un autre.
La soumission peut garder en germe la rébellion, attendre son moment pour se relever.
Ou bien, elle peut tuer cette possibilité en nous, par la résignation qui maintient la situation (la rébellion ça ne finit jamais bien, pense-t-on…).
La soumission révèle aussi le contenu du discours public répété dès l’école : il faut respecter le chef, respecter les lois « sinon ce serait l’anarchie ». Puisqu’on souhaite vivre en société, alors il faut en accepter le fonctionnement et la hiérarchie.
Toutefois, rappelle Frédéric Gros, en s’appuyant sur Marx ou Machiavel, ce discours ne fait autre chose que masquer, légitimer un rapport de soumission déjà installé. Ce mythe permet la domination par l’élite.
Deux postures sont possibles au sein de la soumission :
« Soumission déférente » : faire des courbettes, se montrer servile, mais cultiver en soi le mépris des chefs. Être servile et nourrir « la vanité des chefs pour obéir le moins possible ».
« Soumission aveugle » : s’exécuter, sous les ordres d’un autre sans chercher à connaître la finalité de l’action. Agir en refusant la responsabilité de l’acte, puisqu’il est décidé par un autre.
Limite de la soumission aveugle : exagérer les contraintes, car « cela est bien confortable, après tout, de pouvoir à ce point se défaire de ses responsabilités. »
« Je ne suis pas responsable, j’ai obéi aux ordres... » (p51)
Surobéissance
A partir de La Boétie « De la servitude volontaire », l’auteur reprend cette question « Comment une nation permet-elle à Un (un tyran) de la soumettre ? ». Quelques uns dominent la masse. C’est une « aberration de la physique politique. » (S. Weil).
La masse… c’est justement le nombre qui n’arrive pas à s’organiser autour d’une voix et ainsi à défendre ses intérêts qui devraient « logiquement » s’imposer.
A cela s’ajoute, la malice du tyran, qui recrute ses alliés, ses lieutenants, parmi la foule. Chacun est alors flatté et heureux de devenir le tyran d’un autre, à son niveau. A cela s’ajoute les techniques d’abrutissement et le poids de l’habitude - quand on est habitué à obéir, c’est difficile de changer.
L’énergie – qui n’est pas utilisée à changer la situation - peut même être mise au service du tyran. La « ferveur » finit d’asservir le peuple qui en vient à défendre ce qui le soumet.
« La surobéissance, c’est participer activement de manière enthousiaste à son propre asservissement. C’est aimer « se sentir quelqu’un à travers et depuis l’adoration de ce qui me surpasse ».
Surobéir permet de jouir de la vibration du « nous », quand on obéit à plusieurs, qu’on est harangué comme une masse unie. L’adoration ou l'engagement partagés (même au service de ce qui nous asservit), c’est déjà partager quelque chose, c’est se sentir en lien...
A la surobéissance, l’auteur oppose une troisième forme de soumission, la «soumission ascétique » : c’est-à-dire obéir à minima, « de mauvaise grâce, de mauvaise volonté ». Rester soumis certes, s'il le faut, mais « décourager en soi-même » tout élan d’adhésion. Obéir sans collaborer.
Être libre, c’est d’abord vouloir être libre. (…) c’est s’émanciper du désir d’obéir, assécher en soi la passion de la docilité, faire taire en soi le petit discours intérieur qui légitime la puissance qui m’écrase.
Subordination
La subordination suppose l’existence, l’objectivité de la hiérarchie des hommes selon leurs talents et leur nature et la reconnaissance de l’autorité, de la supériorité, de la légitimité de l’instance qui commande.
« L’idée est que la place que chacun occupe soit effectivement déduite de sa nature. Le problème demeure évidement de savoir comment on va repérer les meilleurs, à partir de quels critères on établira la sélection. » (p73)
Ici, l’homme n’est pas soumis puisqu’il reconnaît la validité de l’ordre qui le domine. « Obéir alors, ce n’est plus ployer sous une contrainte qui oblige à supporter l’insupportable, mais se conformer doucement à cet ordre qui met chacun a sa place. » (p75)
Comme l’enfant est naturellement sous l’autorité des parents, les employés sont sous l’autorité du chef, les citoyens sous l’autorité des gouvernants sélectionnés pour « protéger et prendre soin » grâce à leur « compétence », leur « vertu », leur « sollicitude ». « De ce point de vue, désobéir ne peut être qu’un acte fou, déraisonnable, criminel même. » (p77)
Obéir [en subordination] c’est trouver sa vraie place, s’y ordonner, s’y trouver bien. (p75)
Or, rappelle l’auteur, cette vision n’est-elle pas qu’utopie ? « On voit plutôt pulluler partout les contremaîtres tyranniques, les dominants incompétents. La cupidité et la jouissance du pouvoir sont la règle. » (p78) Est-on alors autorisé à désobéir ? Oui, bien sûr.
Désobéir ne se fera pas sans résistance, car il faut compter avec « l’intensité de la culture chrétienne de l’obéissance comme voie prioritaire du salut » et sur la crainte du chaos en cas d’insubordination généralisée. « L’idée maîtresse est de dire que, depuis le péché originel – acte d’orgueil insensé, affirmation démente du moi -, la voie du salut passe par l’humilité (toujours se trouver inférieur à quiconque), la sujétion (ne jamais agir selon sa propre volonté), l’abnégation (s’attacher à arracher la racine de toute affirmation personnelle.) » (p81)
Seuls les mystiques par l’absolu choix de soumission qu’ils font parviennent alors, au cœur même de la soumission comme négation de soi, à une forme de subversion, en faisant de l’obéissance une aventure intérieure, réaffirmant ainsi avec effort et liberté un « soi » intérieur supérieur à l’ordre auquel ils se soumettent.
Conformisme
« Le secret de l’obéissance pourrait tenir (…) dans une inertie passive. (…) Chacun aligne son comportement sur celui de tous les autres. On obéit par conformisme. » p101
L’auteur explore ici les ressorts de l’obéissance, quand elle n’est le résultat d’aucune contrainte, d’aucune menace, d’aucune insistance contraire. A travers deux exemples forts, il montre que des hommes qui ont le choix sans risque de faire ce qui vrai, juste ou bon pour eux renoncent, pour ne pas dénoter, « ne pas sortir du lot », même si le groupe est composé d’inconnus.
« Est-ce donc si difficile d’avoir raison contre tous ? » p104
« La crainte soudaine aussi de se sentir, quelques secondes, seul, isolé, exclu, rejeté. » (p106)
Le conformisme imprègne l’ensemble de nos comportements, dès lors qu’on ne les questionne plus. « Mais enfin, pourquoi posez-vous la question ? vous voyez bien, ce que je fais, c’est ce que font tous les autres ! » (p107) Si l’on sort de ces comportements, alors « on » nous jugera, « on » nous condamnera.
« La société, c’est un système de jugements. » p108
« La société, le « social » ce sont surtout, d’abord et avant tout, des désirs standardisés, des comportements uniformes, des destins figés, des représentation communes, des trajets calculables, des identités assignables, compressées, normalisées. » (p109). On s’astreint à vivre normalement selon les normes, les mœurs, les traditions, les rites, les habitudes, les conventions.
Deux formes de résistance s’opposent à ce conformisme :
« L’ironie sceptique » : le sceptique obéit sans accorder aucune légitimité à ces lois en particulier. Cette résistance n’est donc ni partagée publiquement, ni mise en acte.
« La provocation cynique » : à l’inverse, le cynique n’est que résistance en acte. Pas de mots, une manière de vivre qui montre en négatif l’absurdité des normes et de l’obéissance. Il ridiculise nos existences trop pleines de possessions, d’ordre ou de conventions « nécessaires » et s’en défait pour mieux montrer que ce ne sont que des choix et non des nécessités. Il fustige « l’hypocrisie mondaine » : se parer de robes et de valeurs pour mieux « masquer une âme tordue. »
Frédéric Gros rappelle comme nos sociétés modernes, organisées autour de la consommation, standardisent les comportements et les besoins, pour mieux écouler les stocks de marchandises produites. La démocratie devient alors le lieu où chacun affirme son identité, ses « préférences », ses prétentions, pour mieux se fondre dans une masse consommatrice.
« Le conformise « moderne » fait surgir une égalité cette fois de normalisation ».
Le conformisme est entretenu pour le « suc d’obéissance qu’il sécrète, sédatif des consciences. » (p118)
Obéissance, comme confort de ne pas avoir à rendre de comptes
A partir du célèbre procès Eichmann (nazi responsable de l’organisation de l’acheminement des juifs vers les camps) interroge ce qu’il reste de responsabilité individuelle quand on obéit ainsi à un système extrêmement organisé et hiérarchisé.
Il s’appuie sur deux visions du récit :
« le récit noir » : c’est affirmer qu’Eichmann est un être diaboliquement antisémite, une âme noire, responsable absolument de tout ce qu’elle a fait. A punir à la hauteur du forfait. La limite de ce récit est qu’il omet toute la chaîne de responsabilités, de complicités qui ont rendu les actes possibles.
« le récit gris » : c’est affirmer la toute-puissance du système à asservir les hommes. Tous ne sont que des rouages qui ne voient pas la finalité de leur action. La bureaucratie, la modernité technique sont coupables. Ici, la limite, c’est que cela déresponsabilise chacun et risque d’effacer « la distinction entre le bourreau et la victime. »
Ici, l’auteur avec Arendt s’en prend à la « bêtise » de l’homme. Cette bêtise qui lui fait choisir le mal alors qu’il a le choix. Par entêtement, par loyauté à son engagement initial qui n’a rien à voir en termes de conséquences comparées à ses actes, il obéit. Il agit par « devoir moral ». Il fait même de son mieux, il surobéit, alors qu’il aurait pu obéir à minima, « de mauvaise grâce ». Or, « chacun est responsable de sa surobéissance. », chacun est responsable d’avoir arrêté de réfléchir, d’avoir suspendu voire perverti son jugement (l’importance de bien faire son travail… même si ce travail tue ou pollue).
« Ce qui paralyse les capacités de désobéissance, c’est bien la confrontation d’un individu seul avec une figure d’autorité, confirmée par une environnement institutionnelle et technique » (expérience Milgram)
En puisant dans l’expérience Milgram, l’auteur finit de montrer que l’on peut être prêt à obéir à tout, au pire, dès que l’obéissance nous permet de ne pas nous sentir responsable des conséquences… « Je ne voudrais pas être responsable de… » (p141)
« Cette capacité à se rendre soi-même aveugle et bête, cet entêtement à ne pas vouloir savoir, c’est cela, la « banalité du mal ». (p143)
Consentement
Nota bene : je reprends ici le développement et la vision de l’auteur. Toutefois, je montrerai dans un autre article qu’une autre lecture du consentement est possible avec Betty Martin et sa Roue du Consentement, beaucoup plus proche de ce que l’auteur appelle l’obligation éthique (voir plus bas).
« Le consentement est une obéissance libre, une aliénation volontaire, une contrainte pleinement acceptée. » (p147) « Consentir, c’est par un acte ponctuel entraver sa propre liberté, sur une durée et selon des modalités déterminées. » (p154)
Ici, l’auteur nous propose de sortir de la vision initiale d’un pouvoir politique qui ne s’imposerait que par la justice, la police et l’armée, de celle où l’homme obéirait par respect dû aux dirigeants vertueux ou par automatisme et habitude en homme automate.