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DESOBEIR (Frédéric Gros, 2017)


Superbe lecture, autant pour le style, l’engagement que la réflexion sur soi dont on ne peut faire l’économie ! Pour celles et ceux qui s’interrogent volontiers sur les rapports de force dans les relations (personnelles ou institutionnelles), qui ne sont pas toujours d’accord, mais se demandent dans quelle mesure il est juste ou égoïste de désobéir, ou qui s’interrogent sur leur propre courage ou capacité à avoir un impact et partant sur l’utilité de la contestation, ce livre est une sérieuse aide pour penser et une franche invitation à agir.


F. Gros pose avant tout la question de l’obéissance « Pourquoi ne se révolte-t-on pas plus dans ce monde où les raisons ne manquent pourtant pas ? » (injustices sociales, dégradation de l’environnement…) puis explore les postures de désobéissance.


Pourquoi désobéir ? Il suffit d’ouvrir les yeux. La désobéissance est même à ce point justifiée, normale, que ce qui choque, c’est l’absence de réaction, la passivité. (p17)

Ce livre aide à « comprendre à quel point désobéir peut être une victoire sur soi, une victoire contre le conformisme généralisé ».

A l’heure où les décisions des « experts » s’enorgueillissent d’être le résultat de statistiques anonymes et glacées, désobéir, c’est une déclaration d’humanité. (p19)

Dans le cadre de l’Oasis Tactile, ce qui m’a amené à lire ce livre, c’est que l’auteur redéfinit l’ensemble des postures d'opposition, de son absence (la soumission) à la dissidence, en passant par le consentement. Dans un prochain article, je discuterai sa définition, traditionnelle et historique, pour la mettre en regard du courant dont je me réclame, celui de Betty Martin, créatrice de la Roue du Consentement.


Petit sommaire

Cet article est assez long, voici le sommaire pour y naviguer plus facilement :


Infographie de synthèse

Cette infographie reprend les principaux concepts abordés. Synthèse utile et qui vous donnera peut-être envie d'approfondir avec cet article ou le livre directement ;-)


Renversement des monstruosités

Désobéir, c’est manifester une part en soi d’animalité rude et stupide. (p30)

L’auteur démarre en rappelant combien l’acte de désobéir est mal vu. « La désobéissance divise. » C’est parce qu’il est trop lourd de vivre séparés, seuls, que les hommes préfèrent obéir à un autre, se rassemblant ainsi en groupe rassurant. La liberté n’est pas tant désirée que la sécurité.


La nature de l’homme serait aussi sauvage, brutale et aurait besoin d’être canalisée, domestiquée. Il faut apprendre à obéir car « Si c’est l’animalité en nous qui nous fait désobéir, alors obéir, c’est affirmer notre humanité. » (p31) C’est le rôle de l’école. Quel est le risque toutefois de voir cette éducation faire germer en nous la « résignation politique », l’acceptation de loi avec lesquelles nous ne serions pas d’accord ?


Ainsi, au XXe siècle, pour la première fois, des hommes ont été condamnés pour avoir obéi. Des nazis ont été condamnés pour avoir été des « monstres d’obéissance ». Être résistant, désobéir est à cette époque une preuve d’humanité dans ce système d’obéissance automatique aux ordres monstrueux. Renversement des monstruosités.


La perspective de l’auteur pour mener son analyse n'est pas la psychologie individuelle ou le rôle du groupe, mais l’éthique individuelle : le rapport de soi à soi « depuis lequel on s’autorise à accomplir telle chose, à faire ceci plutôt que cela. » (p37)


Obéir, désobéir, c’est donner forme à sa liberté. (p40)

Découvrons ensemble les différentes postures...


Soumission

La soumission, c’est quand il est impossible de faire autrement. C’est une obéissance de pure contrainte, on est prisonnier d’un rapport de force. (p41)

Qu’est-ce qui nous empêche de faire autrement ? La sanction de la rébellion est trop élevée (la mort ? la misère ?), l’individu est pris dans un rapport de force violent, ou ne s’appartient plus (l’esclave « appartient » à un autre). Dans ce cas, on agit certes, mais par et pour la volonté d’un autre.


La soumission peut garder en germe la rébellion, attendre son moment pour se relever.


Ou bien, elle peut tuer cette possibilité en nous, par la résignation qui maintient la situation (la rébellion ça ne finit jamais bien, pense-t-on…).


La soumission révèle aussi le contenu du discours public répété dès l’école : il faut respecter le chef, respecter les lois « sinon ce serait l’anarchie ». Puisqu’on souhaite vivre en société, alors il faut en accepter le fonctionnement et la hiérarchie.


Toutefois, rappelle Frédéric Gros, en s’appuyant sur Marx ou Machiavel, ce discours ne fait autre chose que masquer, légitimer un rapport de soumission déjà installé. Ce mythe permet la domination par l’élite.


Deux postures sont possibles au sein de la soumission :

  • « Soumission déférente » : faire des courbettes, se montrer servile, mais cultiver en soi le mépris des chefs. Être servile et nourrir « la vanité des chefs pour obéir le moins possible ».

  • « Soumission aveugle » : s’exécuter, sous les ordres d’un autre sans chercher à connaître la finalité de l’action. Agir en refusant la responsabilité de l’acte, puisqu’il est décidé par un autre.

    • Limite de la soumission aveugle : exagérer les contraintes, car « cela est bien confortable, après tout, de pouvoir à ce point se défaire de ses responsabilités. »

« Je ne suis pas responsable, j’ai obéi aux ordres... » (p51)


Surobéissance

A partir de La Boétie « De la servitude volontaire », l’auteur reprend cette question « Comment une nation permet-elle à Un (un tyran) de la soumettre ? ». Quelques uns dominent la masse. C’est une « aberration de la physique politique. » (S. Weil).


La masse… c’est justement le nombre qui n’arrive pas à s’organiser autour d’une voix et ainsi à défendre ses intérêts qui devraient « logiquement » s’imposer.


A cela s’ajoute, la malice du tyran, qui recrute ses alliés, ses lieutenants, parmi la foule. Chacun est alors flatté et heureux de devenir le tyran d’un autre, à son niveau. A cela s’ajoute les techniques d’abrutissement et le poids de l’habitude - quand on est habitué à obéir, c’est difficile de changer.


L’énergie – qui n’est pas utilisée à changer la situation - peut même être mise au service du tyran. La « ferveur » finit d’asservir le peuple qui en vient à défendre ce qui le soumet.

« La surobéissance, c’est participer activement de manière enthousiaste à son propre asservissement. C’est aimer « se sentir quelqu’un à travers et depuis l’adoration de ce qui me surpasse ».

Surobéir permet de jouir de la vibration du « nous », quand on obéit à plusieurs, qu’on est harangué comme une masse unie. L’adoration ou l'engagement partagés (même au service de ce qui nous asservit), c’est déjà partager quelque chose, c’est se sentir en lien...


A la surobéissance, l’auteur oppose une troisième forme de soumission, la «soumission ascétique » : c’est-à-dire obéir à minima, « de mauvaise grâce, de mauvaise volonté ». Rester soumis certes, s'il le faut, mais « décourager en soi-même » tout élan d’adhésion. Obéir sans collaborer.

Être libre, c’est d’abord vouloir être libre. (…) c’est s’émanciper du désir d’obéir, assécher en soi la passion de la docilité, faire taire en soi le petit discours intérieur qui légitime la puissance qui m’écrase.

Subordination

La subordination suppose l’existence, l’objectivité de la hiérarchie des hommes selon leurs talents et leur nature et la reconnaissance de l’autorité, de la supériorité, de la légitimité de l’instance qui commande.

« L’idée est que la place que chacun occupe soit effectivement déduite de sa nature. Le problème demeure évidement de savoir comment on va repérer les meilleurs, à partir de quels critères on établira la sélection. » (p73)


Ici, l’homme n’est pas soumis puisqu’il reconnaît la validité de l’ordre qui le domine. « Obéir alors, ce n’est plus ployer sous une contrainte qui oblige à supporter l’insupportable, mais se conformer doucement à cet ordre qui met chacun a sa place. » (p75)


Comme l’enfant est naturellement sous l’autorité des parents, les employés sont sous l’autorité du chef, les citoyens sous l’autorité des gouvernants sélectionnés pour « protéger et prendre soin » grâce à leur « compétence », leur « vertu », leur « sollicitude ». « De ce point de vue, désobéir ne peut être qu’un acte fou, déraisonnable, criminel même. » (p77)


Obéir [en subordination] c’est trouver sa vraie place, s’y ordonner, s’y trouver bien. (p75)

Or, rappelle l’auteur, cette vision n’est-elle pas qu’utopie ? « On voit plutôt pulluler partout les contremaîtres tyranniques, les dominants incompétents. La cupidité et la jouissance du pouvoir sont la règle. » (p78) Est-on alors autorisé à désobéir ? Oui, bien sûr.


Désobéir ne se fera pas sans résistance, car il faut compter avec « l’intensité de la culture chrétienne de l’obéissance comme voie prioritaire du salut » et sur la crainte du chaos en cas d’insubordination généralisée. « L’idée maîtresse est de dire que, depuis le péché originel – acte d’orgueil insensé, affirmation démente du moi -, la voie du salut passe par l’humilité (toujours se trouver inférieur à quiconque), la sujétion (ne jamais agir selon sa propre volonté), l’abnégation (s’attacher à arracher la racine de toute affirmation personnelle.) » (p81)


Seuls les mystiques par l’absolu choix de soumission qu’ils font parviennent alors, au cœur même de la soumission comme négation de soi, à une forme de subversion, en faisant de l’obéissance une aventure intérieure, réaffirmant ainsi avec effort et liberté un « soi » intérieur supérieur à l’ordre auquel ils se soumettent.


Conformisme

« Le secret de l’obéissance pourrait tenir (…) dans une inertie passive. (…) Chacun aligne son comportement sur celui de tous les autres. On obéit par conformisme. » p101

L’auteur explore ici les ressorts de l’obéissance, quand elle n’est le résultat d’aucune contrainte, d’aucune menace, d’aucune insistance contraire. A travers deux exemples forts, il montre que des hommes qui ont le choix sans risque de faire ce qui vrai, juste ou bon pour eux renoncent, pour ne pas dénoter, « ne pas sortir du lot », même si le groupe est composé d’inconnus.


« Est-ce donc si difficile d’avoir raison contre tous ? » p104

« La crainte soudaine aussi de se sentir, quelques secondes, seul, isolé, exclu, rejeté. » (p106)

Le conformisme imprègne l’ensemble de nos comportements, dès lors qu’on ne les questionne plus. « Mais enfin, pourquoi posez-vous la question ? vous voyez bien, ce que je fais, c’est ce que font tous les autres ! » (p107) Si l’on sort de ces comportements, alors « on » nous jugera, « on » nous condamnera.


« La société, c’est un système de jugements. » p108

« La société, le « social » ce sont surtout, d’abord et avant tout, des désirs standardisés, des comportements uniformes, des destins figés, des représentation communes, des trajets calculables, des identités assignables, compressées, normalisées. » (p109). On s’astreint à vivre normalement selon les normes, les mœurs, les traditions, les rites, les habitudes, les conventions.


Deux formes de résistance s’opposent à ce conformisme :

  • « L’ironie sceptique » : le sceptique obéit sans accorder aucune légitimité à ces lois en particulier. Cette résistance n’est donc ni partagée publiquement, ni mise en acte.

  • « La provocation cynique » : à l’inverse, le cynique n’est que résistance en acte. Pas de mots, une manière de vivre qui montre en négatif l’absurdité des normes et de l’obéissance. Il ridiculise nos existences trop pleines de possessions, d’ordre ou de conventions « nécessaires » et s’en défait pour mieux montrer que ce ne sont que des choix et non des nécessités. Il fustige « l’hypocrisie mondaine » : se parer de robes et de valeurs pour mieux « masquer une âme tordue. »

Frédéric Gros rappelle comme nos sociétés modernes, organisées autour de la consommation, standardisent les comportements et les besoins, pour mieux écouler les stocks de marchandises produites. La démocratie devient alors le lieu où chacun affirme son identité, ses « préférences », ses prétentions, pour mieux se fondre dans une masse consommatrice.


« Le conformise « moderne » fait surgir une égalité cette fois de normalisation ».


Le conformisme est entretenu pour le « suc d’obéissance qu’il sécrète, sédatif des consciences. » (p118)


Obéissance, comme confort de ne pas avoir à rendre de comptes

A partir du célèbre procès Eichmann (nazi responsable de l’organisation de l’acheminement des juifs vers les camps) interroge ce qu’il reste de responsabilité individuelle quand on obéit ainsi à un système extrêmement organisé et hiérarchisé.


Il s’appuie sur deux visions du récit :

  • « le récit noir » : c’est affirmer qu’Eichmann est un être diaboliquement antisémite, une âme noire, responsable absolument de tout ce qu’elle a fait. A punir à la hauteur du forfait. La limite de ce récit est qu’il omet toute la chaîne de responsabilités, de complicités qui ont rendu les actes possibles.

  • « le récit gris » : c’est affirmer la toute-puissance du système à asservir les hommes. Tous ne sont que des rouages qui ne voient pas la finalité de leur action. La bureaucratie, la modernité technique sont coupables. Ici, la limite, c’est que cela déresponsabilise chacun et risque d’effacer « la distinction entre le bourreau et la victime. »

Ici, l’auteur avec Arendt s’en prend à la « bêtise » de l’homme. Cette bêtise qui lui fait choisir le mal alors qu’il a le choix. Par entêtement, par loyauté à son engagement initial qui n’a rien à voir en termes de conséquences comparées à ses actes, il obéit. Il agit par « devoir moral ». Il fait même de son mieux, il surobéit, alors qu’il aurait pu obéir à minima, « de mauvaise grâce ». Or, « chacun est responsable de sa surobéissance. », chacun est responsable d’avoir arrêté de réfléchir, d’avoir suspendu voire perverti son jugement (l’importance de bien faire son travail… même si ce travail tue ou pollue).


« Ce qui paralyse les capacités de désobéissance, c’est bien la confrontation d’un individu seul avec une figure d’autorité, confirmée par une environnement institutionnelle et technique » (expérience Milgram)

En puisant dans l’expérience Milgram, l’auteur finit de montrer que l’on peut être prêt à obéir à tout, au pire, dès que l’obéissance nous permet de ne pas nous sentir responsable des conséquences… « Je ne voudrais pas être responsable de… » (p141)


« Cette capacité à se rendre soi-même aveugle et bête, cet entêtement à ne pas vouloir savoir, c’est cela, la « banalité du mal ». (p143)


Consentement

Nota bene : je reprends ici le développement et la vision de l’auteur. Toutefois, je montrerai dans un autre article qu’une autre lecture du consentement est possible avec Betty Martin et sa Roue du Consentement, beaucoup plus proche de ce que l’auteur appelle l’obligation éthique (voir plus bas).


« Le consentement est une obéissance libre, une aliénation volontaire, une contrainte pleinement acceptée. » (p147) « Consentir, c’est par un acte ponctuel entraver sa propre liberté, sur une durée et selon des modalités déterminées. » (p154)

Ici, l’auteur nous propose de sortir de la vision initiale d’un pouvoir politique qui ne s’imposerait que par la justice, la police et l’armée, de celle où l’homme obéirait par respect dû aux dirigeants vertueux ou par automatisme et habitude en homme automate.


Il invite à explorer la piste de l’homme qui obéit « en citoyen », par la voie du consentement. « Le consentement est réfléchi comme le noyau rationnel de l’obéissance aux lois de la cité » (p146)


Le consentement est aussi largement débattu en rapport au monde médical (consentir au soin), à la prostitution (consentir à louer un corps pour la jouissance d’un tiers), ou plus anecdotiquement au lancer de nains (volontaires pour servir de projectiles). Les prostitués, les nains ont vu d’autres qu’eux-mêmes, consentants, s’élever pour crier l’indignité de leur situation, sous prétexte qu’il serait « impossible de vouloir librement contre sa propre indignité ». L’auteur s’interroge alors sur les racines de cette prétendue dignité qui pourrait n’être qu’un nouvel habit des convenances sociales. Et sans parler de dignité, et si ce n’était que par nécessité que les uns et les autres consentent à ce qui paraît indigne mais, ma foi, permet de survivre.


« Le concept même de consentement noue une articulation contradictoire. Consentir, c’est consentir librement à être dépendant d’un autre. » (p149)

On comprend que ce concept soit difficile à articuler. C’est par un détour par le sado-masochisme que le concept s’éclaire. Cette pratique exige en effet une extrême clarté des demandes et des limites, cela prend la forme d’un engagement quasi juridique, un contrat. Le consentement est mûrement réfléchi et a 3 paramètres :

  • La liberté

  • L’ouverture sur un système de dépendance

  • La limite dans le temps.


« Consentir, c’est accepter librement, à partir d’un point t, de limiter sa liberté, voire d’y renoncer. » (p151)

« On consent toujours à des contraintes. » C’est cette notion de consentement qui sert de base au pacte républicain, au contrat social. Un mythe fondateur rappelle qu’il y a longtemps, dans des temps immémoriaux, le groupe d’hommes a consenti à obéir aux Lois, principalement en échange de la sécurité que promettent les gouvernants. Depuis ce contrat initial, même si on n’y était pas, même si on n’a jamais officiellement renouvelé ce consentement, on est réputé le respecter du fait même que nous vivons dans cette société, « que nous voulons faire société ensemble ». Il est devenu « illégitime » de désobéir.


Citant Hobbes, Locke ou Rousseau, l’auteur rappelle comme une vie hors du contrat social serait invivable, nous serions soumis à notre « cupidité naturelle », à notre « souci de gloire », à notre « méfiance instinctive qui m’amène à anticiper toute agression en attaquant le premier »… violence, violence, c’est ça que vous voulez, l’insécurité, la mort ? Non ? Alors, consentez.


« La société est partout pensée comme le résultat d’une décision commune et libre, par laquelle l’humanité s’est arrachée au chaos » (p153)

« L’idéologie du consentement, c’est de nous faire croire qu’il est toujours trop tard pour désobéir. » Nous aurions déjà dit oui à toutes les lois. De plus, il serait égoïste de désobéir, puisque les lois et la société seraient l’expression de la volonté générale, de la préférence générale. « Le modèle du contrat (social) rend impossible toute désobéissance ».


Toutefois, l’auteur, avec Arendt et Habermas, ouvre cette brèche : ce n’est pas à l’obéissance aveugle aux lois que nous avons consentie, mais à « faire société » ensemble. Et ce n’est que parce que et tant qu’on se sent faire partie d’un corps social que l’on obéit. L’obéissance est donc réversible si la forme de gouvernement ne convient plus et qu’un autre projet de vivre ensemble paraît plus juste, plus respectueux, plus fraternel et plus à même de justifier « le renoncement de chacun ». C’est l’obéissance politique, stimulée et vivifiée par la possibilité même de désobéissance civile.


Plutôt que l’obéissance à la lettre aux procédures démocratiques, la désobéissance civile réaffirme l’esprit de la démocratie, « l’exigence de liberté, d’égalité, de solidarité ».


« Ce qui fonde le vivre ensemble, c’est un projet commun d’avenir. » p166


Désobéissance civile

C’est avec Henry David Thoreau que l’auteur nous invite à approfondir la désobéissance civile.


Cet américain du XIXe siècle a fait le choix de s’initier « à la vraie vie » en allant vivre plus de 2 ans dans la forêt, dans la cabane qu’il s’était construit sur le terrain d’un ami. Il a également refusé de payer ses impôts car il refusait de contribuer financer un Etat qui soutenait l’esclavagisme (impôts finalement payés par un membre de sa famille…). Il aspire à « vivre » vraiment et non à « philosopher sur la vraie vie ».


Son geste, individuel, est plutôt qualifié « d’objection de conscience » mais son œuvre le pose en "père" de la désobéissance civile.


« La désobéissance civile désigne le mouvement structuré d’un groupe plutôt qu’une contestation individuelle. » (p165)

Les caractéristiques de la désobéissance civile sont :

  • Organisation d’un collectif structuré (il faut « désobéir ensemble »)

  • Crédo commun

  • Objectif politique précis

  • Dimension publique (il ne s’agit pas de comploter dans l’ombre)

  • Refus de la violence

  • Référence à des principes supérieurs

  • Respect de la forme même de la légalité

« La désobéissance civile est un « désobéir ensemble » qui redonne corps au projet de « faire-société », au-delà des institutions qui s’attachent surtout à se perpétuer elles-mêmes et à pérenniser le confort d’une élite. » (p164)

Dans ses livres Thoreau ne théorise pas, il témoigne et « incite à sortir des livres pour se transformer, agir, vivre ». Il propose un « art de vivre », ce que pourrait aussi être la philosophie. Il refuse la critique qui ne serait que théorique, « la vraie critique, c’est la désobéissance. »


« C’est l’individu qui est sacré, l’individu comme capacité d’action, prise d’initiative, inventivité, autant de qualité qui buttent contre les entraves absurdes, les réglementations abusives, les contraintes pesantes de la machine étatique. Mais surtout, c’est en l’individu que se fait entendre la voix morale, l’appel de la justice. » (p170)


« La désobéissance, c’est un devoir d’intégrité spirituelle. » (p170)

Désobéir n’est pas un droit, mais un devoir, quand notre conscience nous dicte de ne pas obéir aveuglément à la « loi du plus fort ».


C’est par là que Martin Luther King ou Gandhi ont trouvé de l’inspiration chez Thoreau. Désobéir demande un travail éthique sur soi, c’est exigeant. Il faut en arriver à retrouver sa propre importance, son irremplaçabilité. « Si je ne suis pas moi, qui le sera à ma place ? » et donc si je ne sers pas moi-même cette conscience supérieure, si je ne désobéis pas moi-même, qui le fera à ma place ? Je ne peux déléguer ma désobéissance.


L’auteur nous rassure : aucun risque que le sujet soit alors tenté de désobéir par individualisme. Car « ce point d’indélégable en moi, c’est précisément le principe d’humanité, l’exigence d’un universel (…) au service des autres. » (p174)


« C’est être saisi par l’impossibilité de se dérober à la tâche et de la déléguer à un autre imaginaire et par le sentiment d’urgence de secouer son inertie, de se découvrir solidaire, et finalement de se soulever. » (p176)

Dissidence civique

Pour aborder la dissidence civique, l’auteur s’aide du concept de « majorité » chez Kant utilisé pour décrire l’esprit des Lumières. La majorité c’est une « capacité d’émancipation, d’indépendance, d’autonomie, de dissension ». Par contraste, la « minorité » c’est « se laisser imposer par un autre ses pensées, ses actes et sa conduite ». On voit alors qu’on peut être mineur toute sa vie, ce n’est pas une question d’âge. C’est la paresse ou la lâcheté qui nous maintiendrait en état de « minorité ». On peut préférer le confort de la minorité, car penser par soi-même demande en effet un effort, c’est exigent. Cela demande du « courage », c’est la devise des Lumières également « Ose savoir ! ».


L'auteur nous exhorte : N’obéissez pas bêtement, ne cessez jamais de réfléchir par vous-même, conservez une « vigilance critique ».


Le courage dont il est question, est « le courage de la vérité, le courage de penser en son nom propre », depuis ce moi qui ne peut être remplacé par aucun autre. Mener l’examen de la situation pour ne pas blesser notre âme.


L’auteur parle de la « petite voix » qui s’adressait à Socrate pour le prévenir « ne fais pas cela, tu ne peux pas, tu ne dois pas, arrête. ». Ce n’est pas la voix de la morale, mais la voix qui dit l’impossibilité de continuer à obéir. « Ça non, décidément, tu ne peux pas ».


La dissidence civique, c’est l’impossibilité de continuer à obéir.

L’auteur distingue alors la dissidence civique de l’objection de conscience. Cette dernière a des principes, des convictions et choisit de leur obéir plutôt qu’aux lois quand il doit choisir.

« Le dissident civique, lui, depuis un état d’obéissance, depuis ses habitudes de soumission, fait l’expérience soudaine de l’intolérable, et prend conscience. » (p.186)

Le dissident « ne peut plus continuer à ne pas dire et se taire, à faire semblant de ne pas savoir, de ne pas voir ». Obéir, ce n’est pas que dire oui.

« On va trop vite à répéter qu’obéir c’est « dire oui ». (…) Obéir, c’est dire non à soi en disant oui à l’autre. ». (pp186-187)

Ainsi, le soumis est dans l’impossibilité de désobéir et le dissident dans l’impossibilité de continuer à obéir.


L’obligation éthique

« Qu’est-ce qui fait qu’il nous est tellement difficile de contrevenir, refuser, transgresser, alors même que nous avons pour nous, avec nous, la justice et la raison ? » se demande l’auteur (p190).


Dans les étapes passées, nous avons abordé « la peur des conséquences » (soumission), la « fidélité à l’engagement initial », la « terreur d’être isolé », « l’inertie passive ». L’auteur introduit alors une dernière forme d’obéissance, « l’obligation » en revers de la dissidence civique.


Pour cela, il en appelle à Aristote qui « loue le fait d’être capable aussi bien de gouverné que d’être gouverné ». Ici, il s’agit de rapports entre égaux. Les gouvernants d’alors, n’étaient pas ces dirigeants séparés de tous par une prétendue supériorité, mais nos semblables, tirés au sort. « Dans l’obéissance politique, j’obéis à un égal » (p191) qui serait tout aussi capable de donner des ordres que d'y obéir. Commander ne crée par de différences entre les hommes.

« Il y a bien du commandement et de l’obéissance, mais on commande à des égaux, à des êtres pareillement libres. » « On obéit qu’en tant qu’on pourrait être aussi bien celui qui commande »

« Bien obéir, c’est se préparer à commander, et l’obéissance n’est jamais qu’une étape sur le chemin du commandement. » (p192)


Cela se retrouve dans le fonctionnement de l’armée à l’époque où les donneurs d’ordre se trouvaient au premier rang des formations militaires bien serrées, pensées pour se protéger les uns les autres. Respecter cette formation c’est se commander à soi-même de tenir son rang : je me commande d’obéir.


« Je m’oblige, c’est-à-dire qu’obéissant je me commande à moi-même d’obéir. Et je m’oblige à examiner, juger, évaluer ce à quoi j’obéis, car obéir engage. »

L’obéissance politique est « volontaire, lucide, raisonnée, responsabilisante ».


« L’obéissance désigne une activation de la pensée, et non son abdication – impossible alors de trouver chez les Grecs un énoncé comme « je ne suis pas responsable, puisque je ne faisais qu’obéir. » (p196)

« L’obligation, c’est la possibilité générale de désobéir à l’intérieur même de la forme éthique de l’obéissance » car « c’est toujours moi qui me commande à moi-même d’obéir, ce qui signifie que, dans telle ou telle situation, je pourrai me refuser à moi-même d’obéir – puisque c’est moi qui commande. » (p197)

Cela nécessite d’accepter d’être le maître pour soi, cela peut demander un travail, un effort mais celui-ci protège « l’amitié avec soi-même », permet que le rapport de soi à soi soit harmonieux. Cela protège aussi mieux notre action de la barbarie qu’un assujettissement à des valeurs extérieures (la Vérité, le Bien…) pour lesquelles les hommes n’ont cessé de se sentir autorisés à tuer depuis des siècles. C’est pour ne pas vivre avec un autre soi assassin que l’on ne tue pas. Cela nous amène au « souci de soi », non comme pomponnage égoïste, mais comme vigilance pour garder l’estime de soi.


« Le soi dont il est question, c’est ce « fond » depuis lequel je m’autorise à accepter ou refuser tel ordre, telle décision, telle action. C’est le levier de la désobéissance. » (p201)

Au contraire, «l'obéissance est un renoncement, elle sacrifie le soi éthique. » (p202)


« C’est la pensée pensante, le travail critique qui nous fait désobéir » (p203) plutôt que de suivre la pensée d’un autre.


Cette obligation éthique à penser peut rejoindre la dissidence civique et se mettre à « co-vibrer » avec de nombreux « soi » qui ont aussi choisi de voir et de savoir. « C’est le cœur des révolutions quand chacun refuse de laisser à un autre sa capacité d’effacement pour restaurer une justice. »



La responsabilité sans limites

L’auteur rappelle la pensée commune, confortable : en obéissant, j’applique la volonté d’un autre, la responsabilité serait plutôt la sienne que la mienne.

Puis, il dénonce cette vision en explorant un modèle de responsabilité d’une exigence folle : la responsabilité illimitée. Elle serait :

  • Intégrale (je suis responsable de tous mes actes, de toutes mes pensées et j’aurai à en rendre compte)

  • Absolue (je suis responsable du sens que je donne aux événements qui m’arrive : tragédie ou anecdote sur mon chemin d’apprentissage)

  • Infinie (je suis responsable pour tous les démunis, les fragiles, les vulnérables puisque je suis privilégié)

  • Globale (je suis responsable de tout ce qu’il se passe dans le monde, car sinon c’est se masquer, ne pas vouloir savoir)

Quel fardeau… La responsabilité, c’est ça, c’est un « fardeau sur mes épaules ». «Ces sommets de responsabilité sont irrespirables » (p213) reconnaît l’auteur.


Sans se laisser écraser, gardons-les comme des aiguillons quand vient la tentation de ne pas voir ou « d’en appeler aux autres », de diluer notre responsabilité individuelle dans celle du collectif, ou de se dédouaner car si ce n’est pas moi qui fait telle chose que je réprouve, « alors un autre le fera et ce sera pareil » et ainsi laisser faire.


L’auteur insiste : non, ce ne sera pas pareil, en tout cas pour moi. Les conséquences globales seront peut-être les mêmes, « sauf que c’est moi qui l’ai fait. » Et c’est ce moi qui peut désobéir.


Penser, désobéir

A partir de La République (Platon), l’auteur discute la notion de justice, pour en arriver à cette question « la justice peut-elle tenir en nous, comme pour nous prévenir contre nous-même » ? Par la référence aux catégories d’hommes de la cité, le travailleur qui fait preuve de tempérance, le guerrier qui fait preuve de courage et le sage qui fait preuve de sagesse, Socrate montre les trois dimensions de la vie : se nourrir, se battre et penser et les postures qui en découlent « maintenir les désirs à leur place, se mettre au service d’une cause et penser bien. »


On crée notre existence à partir de nos efforts, à partir de nos choix. « Cette puissance libre de se choisir » est toujours présente dans l’instant. « Il n’est jamais trop tôt pour être libre, jamais trop tard, comme on dit, pour bien faire. C’est toujours maintenant pour choisir. » (p238)


La force de désobéir à l’autre, je la puise dans une obéissance à moi-même. « Désobéir, c’est donc, suprêmement, obéir. Obéir à soi. » (p239)

Ma conclusion

Quelle épopée à travers les concepts. Cette lecture m’a passionnée et m’invite à une exigence supérieure dans ma relation à l’obéissance. Je me suis lancée dans l’aventure des ateliers sur le consentement à partir de cette question « pourquoi dit-on oui alors qu’on ne veut pas ? », enfin, pourquoi « je » me surprends à dire oui ou à accepter des situations avec lesquelles je ne suis pas en accord et pourquoi m’est-il parfois si difficile de trouver la voix « juste » à écouter en moi parmi toutes les voix « internalisées ». Désobéir m’a aidé à clarifier les dynamiques éthiques, qui renouvellent ma vision, plus habituée aux approches psychologiques.


Je suis ravie d’avoir trouvé une telle clarté dans des concepts que je distinguais mal.


Enfin, je suis heureuse aussi d’avoir la matière pour montrer la singularité du modèle de la Roue du Consentement de Betty Martin. Je pensais le faire dans cet article, mais il est bien assez long. Rendez-vous pour un prochain article de blog. Pour ne pas le manquer : abonnez-vous !


Et pour vous entraîner à entendre la voix en vous qui vous parle de vous, à dire non à ce que vous ne voulez pas, participez aux Ateliers de l’Oasis Tactile. Vous y pratiquerez une obéissance à vous-même, votre capacité à fixer vos limites, à revenir sur votre oui si la situation ne vous satisfait plus, pour, à chaque instant, «n’obéir qu’à vous-même ».


C’est l’aventure d’une vie, cheminons ensemble !

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